ABND : Chapitre premier

Ce qu'a lié l'amour même, le temps ne peut le délier. Germain Nouveau.

Il a été empoisonné. Il n'y avait pas d'antidote. Il révait d'être le Sherlock Holmes du vingtième siècle. Il est celui du vingt-et-unième siècle. Il imaginait sa vie auprès d'elle... Mais tout cela, c'était il y a dix ans.


La puberté. Pour cet homme, ce détective professionnel, Conan Edogawa, elle n'appartient qu'au passé. Deux fois il l'a vécue et aujourd'hui, c'est un homme sans joie ni émotions qui pointe du doigt le tueur en fauteuil roulant.    
Comme dix ans auparavant, avant sa mort, il explique comment l'assassin a tué la victime aux policiers sur les lieux du crime, à la manière d'un acteur sur une scène, entouré de son public. Il y a dix ans, c'était un vieillard en fauteuil roulant qui feignait d'avoir le plâtre pour tuer un associé de travail. Aujourd'hui, c'est un jeune adolescent en fauteuil roulant qui feignait d'avoir le platre pour tuer son frère. La raison de son geste, ce personnage à lunettes et aux cheveux de jais avec un épi à l'arrière du crâne l'explique et révèle même au tueur qu'il avait tort en lui faisant part de la vérité qu'il avait occulté.

- Malgré vos différends, il était votre famille et il vous aimait. A ne pas prendre soin de ceux qui vous sont proches, vous ne pouvez que tomber dans l'abîme.

Par ces quelques mots en conclusion de l'exposé de ses déductions, le coupable ressent la douleur de son erreur irréparable. Mais à l’inverse de son pays d’origine, le détective ne les voit jamais avouer immédiatement leur crime ou demander pardon. Les Etats-Unis d’Amérique, le pays au taux de criminalité le plus élevé, n’engendre pas ce genre de réflexe d’humilité comme au Japon. Bon nombre de fois, durant sa carrière, il avait toutes les pièces du puzzle, le mystère était résolu mais le criminel ne comptait pas avouer ou montrer un soupçon de remords. Ce vingtenaire n’a que ce reproche à faire aux crimes américains : la frustration. Il se souvient, quand il était sous l’identité de Conan Edogawa et que Shinichi Kudo était encore à cette époque son esprit, ses sentiments et son cœur, qu’alors, lorsqu’il résolvait les crimes en endormant Kogoro, il ressentait une certaine satisfaction à ce que le coupable avoue sa faute. Il n’en a plus cure aujourd’hui dans son complet bleu marine et sa cravate rouge. L’affaire est bouclée. Il va rentrer au 221 Startold avenue et jouer du violon jusqu’à sa prochaine affaire, le tout en exaspérant sa collègue et amie, la scientifique Ai Haibara. Elle l’accompagne à chacune de ses enquêtes quand elle n’explore pas dans son laboratoire les limites de la science. C’est le cas en ce moment.

- L’avion part dans une heure, dit-elle au détective, froid comme la glace.

- Ce n’est pas un problème, si tu conduis.

- Tu ne me laisses jamais conduire la Beetle d’Agasa, d’habitude.

Pour toute réponse, il garde le silence. Depuis dix ans qu’elle a fuie l’Organisation en allant se réfugier aux Etats-Unis et que Conan a promis de la protéger et l’a suivie, elle le connait assez pour savoir qu’il y a anguille sous roche. L’unique fois où il a éprouvé des sentiments conflictuels était lorsqu’il avait fait ses aux revoirs aux Détectives juniors, à Agasa, à Heiji et Kazuha, à Kogoro, à tout le monde et à… Ran. La jeune et belle femme aux cheveux auburn mi- longs se souvient qu’il ne l’a accompagné aux USA pas uniquement pour tenir sa promesse ou parce que ses parents à lui y vivent mais aussi parce qu’Edogawa sentait qu’il entrait dans une dépression à ne pas pouvoir dire à Ran ce qu’il éprouvait chaque jour à la côtoyer. Il est parti parce qu’il pensait que c’était l’unique solution.

« Autant lui faire regretter de m’avoir laissé les clefs », jubile-t-elle en s’asseyant dans la coccinelle jaune place conducteur pour une fois. La raison qui fait que l’homme taciturne ne lui laisse jamais le volant ? Trois feux rouges grillés, deux panneaux stops ignorés, une vitesse moyenne de soixante-cinq kilomètres par heure feraient que quiconque dans cette voiture grifferait les accoudoirs de peur. Elle se l’avoue ; elle en profite un peu pour voir la réaction de son partenaire et monte à soixante-dix de l’heure mais il ne réagit pas. Conan Edogawa semble perdu dans ses pensées, lui qui en dix ans est passé d’un joyeux enfant de sept ans plein de gaieté et de vie à un homme froid, logique et qui ne sourit jamais. Pourtant, en dix années, il a eu l’opportunité de retourner au pays du soleil levant depuis que le FBI a mis fin aux activités de l’organisation il y a trois ans ou chaque six mois quand Haibara revient pour les grandes vacances d’Ayumi, Mitsuhiko et Genta ou pour l’anniversaire du professeur Agasa ou à de nombreuses autres occasions. Mais à chaque fois, il prétextait une affaire pour ne pas rentrer au pays et à chaque fois, à l’agence Mouri, Haibara devait trouver une excuse à présenter à Ran qui se faisait une joie de revoir son « Conan-kun » et se trouvait alors déçue.

Une voiture de police, planquée derrière un panneau publicitaire géant, pour attraper les fous du volant sur la route menant à l’aéroport voit la vieille voiture jaune foncer au-dessus de la vitesse maximum limitée et méconnaitre toutes les règles du code de la route. L’un des policiers s’apprête à mettre la sirène quand son collègue l’en empêche.

- Laisse passer. C’est la voiture du détective Conan Edogawa. S’il roule à cette vitesse, c’est que c’est une affaire importante. Oublie pour cette fois.

- Tu veux dire le détective Conan ? Le roi de la déduction ?

- Ouais et si jamais tu commets un crime, sois certain qu’il le percera à jour.

- Je me demande quelle affaire peut être aussi importante pour que sa voiture aille aussi vite ?

La réponse à cette question se trouve être un avion-cargo sur une piste d’atterrissage dans lequel la Beetle roule jusqu’à l’intérieur et freine. Des employés de l’aéroport sanglent le véhicule, l’attachent, mettent le frein à main et invitent le duo à aller rejoindre le couple âgé déjà à bord avant de descendre. Le couple de quarante-sept ans, aux commandes de l’avion, sourit en voyant leur fils et sa partenaire.

- J’ai gagné mon pari, Yûsaku, jubile sa femme.

- Allons, vous avez parié que votre fils n’arriverait pas à l’heure, Kudô-san ?

- Bien sûr que non, Haibara-chan. J’ai parié qu’il te laisserait au contraire conduire mais qu’il aurait enfoncé les ongles de sa main droite dans le siège jusqu’à se faire des petites coupures au vu de ta condui…

La concernée regarde son mécène avec une aura noire, l’intimant de ne pas dire un mot de plus sur sa manière de conduire en voiture pendant que Yukiko sort une vieille photo de son sac à main.

- Conan, regarde, j’ai retrouvé cette photo en pensant à demain. C’est toi quand tu étais le lycéen Shinichi il y a des années, avant tout cela. Ah, ça ne te rappelles pas des souvenirs ?

- Okā-san…

- Ah, que de souvenirs de cette époque. J’ai eu la chance de t’élever deux fois en tant que Shinichi Kudo puis en tant que Conan Edogawa, notre fils adopté. Je suis une mère comblée, glousse-t-elle comme une adolescente.

Au Japon, tandis qu’aux Etats-Unis, le soir est tombé, le matin vient de se lever pour un décalage de dix heures. Mais, à l’ancienne agence du détective Môri, une femme trentenaire regarde avec nostalgie des albums photos. Cela fait tellement longtemps… Elle a passée des heures à regarder ces photos, à se demander pourquoi Conan-kun ne donnait pas de nouvelles et ne venait jamais, à espérer un petit coup de fil, une lettre, un email ou même un SMS, n’importe quoi. Une larme de joie et d’angoisse perle sur le menton de Ran Môri. Elle a fait le deuil de Shinichi il y a déjà six ans suite à leur sortie à Tropical Land. Elle sait qu’il ne reviendra pas, qu’il n’est plus de ce monde mais elle espérait tant cependant… L’agence est devenue son appartement personnel depuis que Kogorô n’y exerce plus mais il y vit toujours occasionnellement. Elle revoit encore ce petit bonhomme haut comme trois pommes remarquer des petits détails et donner à son père des indices sur les affaires avec innocence. Voilà qu’elle n’arrive pas à stopper ses larmes.

Elle ressent une tristesse en rien comparable à celle qu’elle a ressentie, par transfert émotionnel, quand les parents de Shinichi lui ont dit quelques mois après que Conan soit parti étudier aux USA que les parents de Conan étaient décédés et qu’ils avaient adoptés ce petit bonhomme. Elle se sentait mal pour son Conan-kun et aurait voulu être là pour le consoler d’avoir perdu sa mère et son père mais il n’était jamais disponible. Depuis des années cependant, elle a trouvé grâce à Agasa un magasin qui vend des journaux américains, vieux d’une semaine par rapport à la réalité. Mais elle a ainsi réussi à suivre l’ascension fulgurante du grand détective américano-japonais Conan Edogawa en coupant les articles le concernant et les collant dans un album. Actuellement, elle en est à vingt-et-un albums et ne se lasse jamais de constater à quel point il a réussi dans sa passion mais elle éprouve toujours de la frustration qu’il n’y ait jamais de photos de lui dans ces journaux. En dix ans, Ran n’a pas réussi à obtenir des journaux ou par l’intermédiaire de la petite Haibara, devenue adulte, ou des parents de feu-Shinichi une photo de Conan-kun pour le voir grandir. Ce n’est que demain qu’elle assistera avec les autres à la remise des diplômes des Détectives Juniors et elle espère sincèrement qu’il y sera.

En fin de journée, la femme fine et élancée se rend dans un salon de beauté après avoir donné cours à ses élèves depuis le matin. Ses élèves appartiennent à différents lycées à qui elle enseigne le karaté depuis qu’elle a remporté des médailles aux Jeux Olympiques de Pékin. Se faire appeler par le titre sensei lui fait toujours un peu bizarre malgré son mérite reconnu, son âge mature et l’admiration de ses élèves et pairs. Puissante, belle et avec un grand cœur, la fille de Nemuri no Kogoro, Kogoro l’endormi, aime son travail et y trouve un certain équilibre. Loin des tatamis, des prises, de la sueur, un cœur noir brisé prend une arme mortelle et rit de la suite des évènements puis fond en larmes. La mort va faire tomber son courroux et réclamer son dû.

L’avion surplombe la Tour Tôkyô, rejoint la piste d’atterrissage de l’aéroport et libère son contenu. Sur le parking, un vieil homme pratiquement chauve, se tenant debout grâce à une canne, attend de revoir le véhicule jaune qu’il a offert à Haibara pour son premier article publié dans un magazine scientifique. Accompagné avec ses trois substituts de petits-enfants, il est tout aussi impatient de revoir le petit détective. Mais il n’aura pas ce plaisir, ni les Détectives Lycéens. Seuls Haibara et les parents géniteurs de Shinichi et adoptifs de Conan se montrent. Comme rompue à cet exercice, elle leur donne non une excuse mais la vérité pour une fois.

- Conan-kun voulait partir de son côté.

- Et dire qu’on comptait lui faire la surprise de l’accueillir.

« Je suis prête à penser, professeur, que Conan-kun avait deviné que vous seriez là avec Genta, Ayumi et Mitsuhiko » pense la scientifique. La jeune femme ignore quels indices durant le vol il a pu dénicher de cette surprise ou tout simplement s’il voulait être seul un moment et pour le moment, elle n’en a pas grand intérêt. Ayumi est devenue une superbe jeune femme aux longs cheveux châtains quand Genta a pris en taille ce qu’il a perdu en poids. Mitsuhiko, lui, n’a pas trop changé, toujours aussi scientifique et rationnel mais la première pensée qu’il a en tête lui fait battre son cœur. Sa correspondance épistolaire avec Haibara depuis son départ aux USA lui est précieuse et d’autant plus comme à la dernière visite au Japon de la chercheuse en mutation pathogènes pour des laboratoires dermatologiques, il avait osé lui dire de face à face ce qu’il faisait soupçonner entre les lignes. La réponse d’Haibara était passionnée suite à sa déclaration puis elle s’était blottie dans ses bras. Ne montrant aux gens qu’une façade impénétrable, Ai n’en reste pas moins une fille sensible. Depuis ces six mois, leurs échanges de lettres n’ont pas cessés et le thème qui le recouvre de ses hiragana témoigne de l’avancée de leur relation ainsi que l’absence de suffixes entre eux.

-Ai, tu as reçu ma dernière lettre ?

-Oui, béta, je l’ai reçue avant que Conan-kun ne m’ait emmenée avec lui résoudre une autre enquête. Ça m’a fait plaisir… ajoute-t-elle plus doucement, embarrassée.

Puis elle quitte son petit embarrât qui n’a pas lieu d’être, répondant toujours à ses lettres et comme leur relation n’est secrète pour personne.

 ------ Fin